Le centième loup du tavaillonneur

Il était une fois.........

Tout a commencé le premier dimanche d'octobre. Ce jour-là, la montagne accueille ses premiers flocons de neige, les dernières feuilles des arbres finissent de roussir sur le sol, sous le regard des aiguilles d’épicéa qui blanchissent peu à peu et dont sont si friand les grands tétras.
« - Toc toc !! Toc toc !! Résonne la porte.
- Entrez c’est ouvert !! Lâche une voix éraillée par les années.
- Bonjour Achille, bonjour madame Lamattée, répondent en choeur les trois hommes, en soulevant leur béret, et en tendant la main vers le vieil homme, tout en pénétrant dans la maison.
- Bonjour, les jeunes dit Achille
- Bonjour, messieurs, fait entendre la voie menue de Claire
- On organise une battue, demain dimanche, pour traquer l'animal qui tue nos moutons, lance Paul, le plus jeune des hommes. »

Paul est un solide gaillard, d'un mètre quatre-vingt-dix, bûcheron de son état, et occasionnellement scieur de long*, à la chevelure brune longue et ondulée, qui l'attache le plus souvent en queue de cheval, ses mains sont trapues et ses doigts sont longs.
Le second c'est Denis, un charpentier à la petite cognée*, contrairement à son père
qui lui est charpentier à la grande cognée*, Denis reconnaît les arbres rien qu'à l'odeur de l’écorce ou en caressant l'aubier d’une branche.
Quand à Jacques, il est berger, petit, râblais, toujours la pipe calée entre ses dents, un béret vissé sur sa tignasse rousse et bouclée, un regard perçant vert émeraude, et toujours à cultiver le culte du silence et du secret.

« - Asseyez vous, et racontez moi votre histoire. » Claire pose sur la grande table de chêne patinée par les années, les verres et une bouteille de vin jaune, un vin jaune paille, fierté du comté, et quitte la pièce tout en se dirigeant vers l'arrière de la maison en direction du grenier fort*. Si tous appellent Monsieur Lamattée, Achille, jamais personne ne ce serait permis d’appeler Madame Lamattée Claire, car ils savent qu'elle a tout abandonné pour épouser Achille, et elle reste surtout aux yeux de tous, la fille du châtelain, et inspire rien qu'à ce titre le respect.

« - Voilà Achille, depuis le début juin un animal décime les troupeaux, annonce Denis.
- un animal ? Un chien errant ? Un ours, un lynx ? Reprend Achille.
- Peut-être un loup Achille, personne n'a jamais vu cette bête. »

Le vieux chasseur, écoute, observe, l'oeil amusé, prenant très au sérieux cette histoire.
- Dites moi, vous faîtes une battue sans savoir ce que vous traquez ? Et où cette bête a-t-elle sévit pour la dernière fois.?
- A Lajoura, près de chez moi, chez l'Albert Bonneval, la ferme de la combe du lac, l'animal a dévoré un agneau, dans la bergerie même. Viendras-tu avec nous Achille demain ? dit Paul.
- Toi Jacques, toi qui connaît la montagne comme ta poche où crois tu que cet animal se cache ?
- J'ai suivi des empreintes deux fois, mais difficile de dire à quel animal elles appartiennent, la première fois, c'était en août, je les ai suivi jusqu'à la cascade du Hérisson, et malgré toutes mes recherches en aval et en amont aucune trace sur les berges.

Si c'est un animal il a du remonté ou descendre la rivière, mais j’ai rien trouvé, la seconde fois que j'ai relevé les mêmes marques c'était début septembre, dans les herbes de l'alpage du bois d'Amont, mais elles se sont évanouies dans les pierres du Crêt Pela.
- J'irai d'abord chez Albert, voir cet agneau, propose Albert.
- Si tu viens Achille rendez-vous dimanche, sur la place à six heures, tu fais comme tu veux Achille.
- Je vous remercie d’avoir pensé à moi mais je me fais vieux pour les battues, mais je viendrais faire un tour à la fin de cette journée.
- Tu es toujours le bienvenu, déclare Paul »

Le lendemain tout ce que le village de Lajoura, mais aussi des communes avoisinantes comptent d’hommes, de rejetons mâles, et de fusils déambulent dans la forêt, fouillant avec une minutie d'horloger, sous chaque buisson, sous chaque hêtre, sous les épicéas, sous les sapins, on ratisse chaque mètre carré, chaque recoin, chaque adret, chaque combe, chaque reculée, de la montagne. Les cris des rabatteurs résonnent dans la vallée, tandis que les bang bang des fusils leurs répondent.

Au soir du dimanche, on en est sûr, l'animal a été abattu. Achille examine le tableau de chasse, huit renards, trois lièvres, une marmotte, et un loup de petite taille.
Tous les villageois se réjouissent, le loup qui décimait les troupeaux a été tué, c'est lui, ce loup qui gît là-bas sur le sol, le responsable, tous en sont convaincus.

Au beau milieu du repas le vieil Achille se lève, d'un geste sollicite le silence, tous les regards se tournent vers lui et d'un coup le silence règne autour de l'immense table.
« - Tout d'abord si je savais qui a tué la marmotte, je lui dirais bien deux mots en particulier. Mais ce loup, celui qui est là, n'est pas responsable de la mort de vos brebis, il est bien trop chétif, bien trop petit et sa dentition n'est pas encore complètement adulte. Impossible qu'il puisse tuer une brebis.
Que les plus jeunes ici se laissent abuser par cet animal en le prenant pour un prédateur féroce, je veux bien, mais toi Charles, toi le grand Rémi, ou toi petit Louis, allons, vous le savez bien que ce n'est pas ce pauvre loup l'auteur de tous ces ravages dans vos troupeaux.
Les Vieux de la commune baissent la tête, ne disent mots, l'écoutent avec respect, ils connaissent la réputation de ce grand chasseur, le vieil homme n'a-t-il pas tué quatre vingt dix neuf loups?
Les jeunes écoutent tout en se retenant de ne pas sourire aux propos d'Achille, ils savent aussi que l'homme a plus de quatre vingt ans et qu’il perd parfois un peu la tête.

Quelques hommes restent pensifs, puis les fourchettes reprennent leur concert rythmant à nouveau les conversations qui emplissent l'atmosphère. Personne, sauf Albert, n'aperçoit Achille qui s'en retourne chez lui.

Les semaines passent......

Seul le bruit de la neige trouble maintenant les nuits étoilées de la montagne. Plus d'agneaux dévorés, plus de brebis égorgées, l'animal était bien ce loup, ce loup chétif abattu ce dimanche d'octobre, le doute n'est plus permis, le vieil homme pour une fois, c'est bel et bien trompé, sûrement trahi par son âge et sa mémoire.

C'est un peu avant les vacances de Toussaint, de bon matin, et comme tous les ans à pareille époque, qu' 'Achille se rend à la ferme de la combe du lac.
« - Bonjour Achille.
- Bonjour Albert,
- Tu arrives bien, j'allais t'envoyer chercher, regarde cette chèvre.
- Ho là, vilaine blessure, très profonde, l’oeuvre d'un prédateur, votre bête serait elle de retour ?
- Tu sais comme moi Achille que cet animal court toujours.
- oui Albert, je sais, et si tu es d’accord, pour l'instant ne parlons à personne de ces blessures infligées à cette chèvre.
- C'est bien ce que je pense Achille, allez entre, viens prendre un café cela te réchauffera.
- Bonjour Alice, bonjour Pierre,
- Bonjour Monsieur Lamattée
- Appelle moi Achille comme tout le monde, petit.
- Bonjour Achille, à noël je mets deux couverts et me dis pas comme d'habitude que tu veux pas venir, sinon c’est moi qui vais te chercher, imprime la voix claire et autoritaire d'Alice
- Tu en es bien capable, mais je viendrais comme d'habitude, dit en riant Achille.
- Pierre, dépêche-toi, tu vas être en retard à l'école, lance Albert à son petit fils.»

Pierre a entendu la conversation de son grand père avec Achille, et s'empresse, au moment de la récréation, tout en leur demandant de garder le plus grand secret, de raconter la nouvelle à ses camarades, La nouvelle se répand comme une traînée de poudre.
Dans toutes les vallées qui bordent la montagne, les bergeries sont barricadées, au moindre jappement des chiens, on se précipite une arme à la main, il arrive parfois qu'on n'entende la détonation d'un coup de fusil qui déchire la nuit. Chaque fermier, chaque berger est sur ses gardes, mais nul ne voit la bête, et le doute s'installe, est ce vraiment un animal, et si c'était un homme, un homme du village qui règlerait ses comptes, ou un rôdeur, on soupçonne même ses amis d'être l'auteur de ces méfaits, chacun épie on voisin, surveille les moindre déplacement des autres, on se méfie de tout et de tous. On parle même d'une créature du diable.

A la fin novembre le maire de Lajoura, le grand Fernand, comme ses plus anciens administrés l’appellent, emprunte le chemin pentu et rocailleux. Achille observe avec un large sourire la lente montée de la Mercedes rutilant de milles feux sous les timides rayons du soleil :
« - le grand Fernand qui se dirige ici, pas possible ‘ S’égosille Achille.»
Le gravier de la cour crépite sous le poids de la voiture neuve, l’automobile s’immobilise, le grand Fernand en descend, avance, évitant soigneusement les flaques d’eau laissées par fonte de la neige.

« - Ça par exemple ! Toi ici ! Tu n'avais pas juré que tu ne voulais plus me voir? Pour que tu viennes, c’est que tu as quelque chose à me demander, et que ça doit te coûter’ Ho! Ça fait bien dix ans que tu n’es pas venu Fernand ? Dit ironiquement Achille.
- Ça fera onze ans, le seize de ce mois, juste le lendemain de mon élection comme premier magistrat de la commune, rétorque Fernand.
- Si j’avais pu deviner que toi, Fernand, tu serais élu, je me serais représenté, et jamais tu m’entends, jamais, tu aurais porté l'écharpe tricolore.
- On ne va pas se quereller avec cette vieille histoire, j’ai besoin de toi, enfin nous avons besoin de toi.
- Je me disais bien que tu ne venais pas me dire bonjour, ni même pour une visite de courtoisie, comme tu le faisais autrefois avant d’être le maire, as-tu oublié que nous étions ensemble sur les bancs de la communale ? Tu as besoin de moi ? Ça ne serait pas ton « loup » qui te pose problème?
- Oui Achille, ça devient sérieux cette histoire, les gens deviennent fous, ils tirent sur tout ce qui bougent dès la tombée de la nuit. Des rumeurs circulent comme quoi ce serait peut-être un homme qui tue les brebis, ou que la malédiction est tombée sur le village, y en a même qui disent que c’est le diable ?. Tu vois ça va mal, je crois pas à toutes ces sornettes, mais si je n’interviens pas maintenant, ça finira mal, et je ne veux pas de mort dans ma commune. Tu es le plus expérimenté, et le meilleur chasseur à des lieux à la ronde, tu connais les habitudes de loups mieux que quiconque, aide nous, à nous débarrasser de cet animal, et puis si tu le tu es ce loup, ce sera ton centième loup, un record.

- Toujours aussi flatteur, tu ne changes pas, ce qui t’inquiète surtout, ce sont les élections, tu as peur que tes électeurs te reprochent ton incompétence pour régler ce problème. Et adieu la mairie, le prestige et les honneurs, tu ne changeras jamais mon pauvre Fernand.
- Toi tu as toujours la dent aussi dure, tu m’aides?,Ou tu ne m'aides pas ? »

Achille d’une main soulève son béret, et de l’autre main se gratte le menton :

« - Si je le fais ce n’est pas pour toi, et je n’ai pas besoin de toi, ni de personne d’autre d’ailleurs.
- Tu le fais ou pas, c’est que j’ai du travail moi ?
- Où a- t- on vu l’animal pour la dernière fois ?
- A la reculée du Massacre, il a tué deux brebis, au chalet double, chez Amédée, depuis plus rien, mais il y a déjà une bonne quinzaine.
- J’irai demain poser des pièges à la reculée du Massacre, dans la forêt de la Combe du Lac, à la cascade du Hérisson et aussi aux Arobiers, si des fois ton loup fait d’autres dégâts prévient moi.
- Je te le ferais savoir, Jules viendra te le dire, tu en as pour longtemps pour nous débarrasser de la bête?
- Tu verras bien, on n’attrape pas les loups avec de belles paroles.
- Toujours tes gentillesses, au revoir Achille et merci pour mes administrés. »

A l’heure du déjeuner, Jules s’arrête sur la place du village, entame un long roulement de tambour en frappant ses baguettes sur la peau grisâtre, retire sa cigarette du coin de sa bouche d’un geste machinal, chausse ses lunettes et déroule entre ses mains tremblantes le morceau de papier, puis d’une voix claire et forte commence son élocution :

Avis à la population
En raison des différents méfaits
Occasionnés dans les troupeaux
Par un animal
Le Maire informe la population
Qu’il a pris toutes les dispositions
Nécessaire pour se débarrasser
De cette bête
En conséquence
Les traversées des bois surplombants
La combe du Lac, la forêt des Arobiers,
La reculée du Massacre ainsi que la cascade du Hérisson
Ne doivent se faire que par les chemins.
Et ce jusqu’à nouvel ordre
Qu’on se le dise
Le Maire
Ferdinand Legros.

Puis le roulement de tambour se déplace dans le milieu des rues du village. A chaque fois la scène se répète, les gens apparaissent sur le pas de la porte, où bien le battant de la fenêtre s’ouvre, parfois les enfants accourent près de Jules, et tous écoutent en silence, ensuite chacun retourne à son déjeuner, tout en commentant la déclaration. Jules, comme il le fait depuis toujours, depuis qu’il est le garde champêtre, colle ensuite sur le mur de l’école la petite affiche, afin que chacun puisse en prendre connaissance.

Le jour n’est pas encore levé quand Achille arme le dernier piège à mâchoires, où est disposé au centre, un morceau de viande fraîche. Maintenant il faut attendre, seule la patience récompensera ses efforts. Jour après jour, il vérifie ses pièges, chaque journée qui passe voit les appâts intacts, aucune empreinte, aucun passage de l’animal. Dans les vallées, quand la nuit descend sur les fermes et les chaumières, on ne parle que d’eux, que du loup et d’Achille et de la légende de son secret, certains pensent que l’animal est un ours, d’autre un loup ou encore une créature extraordinaire, mais nul ne l’a jamais aperçu, quant au vieil homme on le dit fou, et beaucoup lui donne même pas une chance, seule une poignée d’anciens lui fait confiance. Mais tous s’accordent sur un point, depuis plus d’un mois que le vieux chasseur est sur les traces de cette bête, l’animal ne rôde plus, les fusils et les chiens se sont tuent autour des fermes, plus aucun mouton attaqué, mais si d’aventure la bête vient à revenir, ils l’attendent de pied ferme.

Quand Achille arrive ce matin-là, à la Combe du Lac, son flair de chasseur l’avertit, il saisit son fusil, la créature est là, il le sait, c’est elle, pourtant rien ne trouble la quiétude de l’orée du bois, Achille s’approche doucement, à pas feutré, lentement il se dirige près du premier piège, l’aperçoit, le piège est déclenché, il accélère le pas, découvre les mâchoires refermées sur un morceau de bois.
« Non d’une pipe, le piège est désarmé, avec une branche. ha!! les maudits gamins !» s’exclame t il.
Mais très vite Achille comprend que ce ne sont pas des enfants ou des hommes qui ont déclenché le piège, d'ailleurs aucune trace de pas n'est visible, et dans cette épaisseur de neige même le poidsd'un enfant laisse des empreintes profondes.
Puis, il examine les alentours, observe chaque fourré tout en gardant son fusil à la main, son regard ne perçoit, ne voit rien, tout est silencieux, trop d’ailleurs, et la fine couche de neige fraîche de la nuit, a effacé toutes traces du passage de la bête.
Pourtant non loin de là, deux yeux bleu acier, vifs comme l’éclair, ne le quittent pas, épient chacun de ses gestes, et regardent le vieil homme s’éloigner dans la neige, laissant derrière lui la marque de ses raquettes dans le chemin couvert du manteau blanc encore vierge. Achille stoppe brutalement, se retourne, il le sait, l’animal est là, à nouveau il fouille, il scrute le moindre monticule de neige, soudain ses pupilles s’arrêtent sur un buisson de ronces si enchevêtrées qu’un campagnol ne pourrait s’y faufiler.
« - Non c’est impossible, pas là, pas à moins de cent mètres. » Pense le vieil homme.
Puis il se ravise si j’étais lui :
« - C’est là que je me cacherais, d’un geste souple il saisit ses jumelles, dévisage le fourré, un bref instant le regard du chasseur, plonge dans celui de l’animal, Achille lâche les jumelles,laisse tomber ses gants dans la poudreuse, soulève son fusil, épaule, retient son souffle, vise, son doigt engourdit par le froid heurte le pontet, s’appuie sur la détente, il attend encore un millième de seconde, trop tard, l’animal disparaît en trottinant vers le sous bois, pour la première fois il l’avait en point de mire. Maintenant il l’a vu, c’est un loup, un loup d’Europe, de grande taille, à la robe anthracite, à la tête argentée, plus silencieux que le silence, d’une très grande méfiance, très intelligent, jamais le vieux chasseur n’a rencontré d’animal comme celui-là, pourtant dans sa longue carrière il en a connu et il en a vu des loups, mais un comme celui-là, jamais.

Achille reprend son chemin vers le piège suivant, lui aussi est désamorcé, les terribles mâchoires en acier ont sectionné la branche de bois mort, quant au morceau de viande celui-ci a disparu. Achille continue son inspection et à chaque fois il trouve les pièges désarmés et vide. Le loup, a réussi à se nourrir au détriment du vieil homme, et peut maintenant, aisément tenir un mois sans prendre aucun repas. En arrivant au dernier piège, le seul qui soit disposé loin de tout, et surtout loin du territoire d’un lynx, Achille a la surprise de voir que le loup n'y a aucunement touché, l’appât est intact.

« - Sacré odorat ce loup, et quelle méfiance, se surprend à dire Achille. » C'était le seul morceau de viande qui contenait du poison. Le grand chasseur réfléchit, comprend que ce loup, n’est pas un loup comme les autres, que toutes les méthodes qui lui ont servi jusque-là pour chasser ces congénères ne serviront à rien. Achille doit en convenir, il ne tuera pas ce loup en employant seulement des pièges.
Mais en excellent chasseur qu'il est, Achille se refuse d'empoisonner tous les morceaux de viande, car si le renard ou le lynx sont suffisamment adroit pour subtiliser ce repas, et même si le renard était toujours considéré comme nuisible, le lynx en revanche est une espèce protégée. Depuis plusieurs semaines Achille a perdu tout contact avec le loup, qu'il appelle désormais Tête d’Argent.

Seules les nombreuses empreintes qu'il peut relever autour des pièges, montrent que Tête d’Argent rôde toujours, mais le loup ne touche plus aux appâts, et aucune de ces traces ne permettent de remonter jusqu’à la tanière de l’animal, d’autant que ce dernier prend soin de brouiller toutes les pistes en repassant plusieurs fois sur les mêmes lieux.
Achille sait qu'avec l'arrivée des beaux jours, le temps lui est compté, les dernières neiges ne tarderont pas à disparaître et l'arrivée du printemps rendra pratiquement invisible Tête d'Argent, ce dernier trouvera alors sa nourriture en s'enfonçant au coeur de la forêt, là où, il ne risquera absolument rien.

Tandis que la lune illumine la nuit, Achille remet une bûche de charme dans la cheminée, décroche son vieux fusil qui se trouve juste au-dessus de l'âtre, fait quelques pas en direction de la commode située près de la porte d'entrée et sort du tiroir un long coffret en bois,s'installe dans le fauteuil face au feu, profitant de la lumière et de la chaleur que dispensent les crépitements des flammes, il tire une longue bouffée sur sa pipe, regarde Tommy, l’épagneul breton aux multiples tâches multicolores rousses et blanches scintillent sous les lueurs du feu. Tommy se rapproche de son maître, à la vue du fusil, l'‘il du chien s’est allumé, sa queue frétille, mais le brave chien n’est d'aucune utilité devant Tête d’Argent, le courage du chien est bien peu face aux redoutables crocs de ce grand loup d'Europe.
Aussi Tommy reste bien sagement à la maison, depuis que le vieil homme a entrepris de débarrasser le loup de la contrée. Tommy, chaque matin, l’oeil larmoyant, regarde son maître partir, le fusil à l’épaule.

Achille regarde l'arme avec attention,qui semble appartenir à un autre âge, passe sa main sur la crosse,tire deux longues baguettes du coffre en bois,les assemble, fixe à l'extrémité un écouvillon recouvert d'un fin tissu,l'introduit, dans le canon droit du fusil en imprimant un mouvement de va et vient, répète l'opération dans le canon gauche, vérifiant à l'oeil leur parfaite propreté, actionne le verrou,les chiens,lubrifiant au passage les articulations,puis caresse avec un chiffon doux la crosse et le fût,lustre le pontet et la platine argentée où l'on peut lire mille neuf cent deux, année où son père lui offre pour ses seize ans et pour sa première campagne de chasse son fusil, un Double Express Rayés,un Gaucher*.

Claire tout en continuant à broder dit à Achille :
« - Comment tu l'appelles déjà ce loup ?
- Tête d'argent!
- Deux mois qu'il te tient tête. Vieillirais-tu par hasard?
- pffff!!! soupire Achille,tout en rangeant le coffret de bois dans la commode.
- As-tu besoin de le tuer ? Tu pourrais juste le piéger, l'emmener dans un endroit où il vivrait loin des hommes.
- Un bon loup est un loup mort, tu le sais bien, Claire
- Jamais tu n'abandonneras, jamais tu leur pardonneras. Tu ne vas pas tous les rendre responsable ?
- Je ne chasse que ceux qui s'en prennent aux animaux des fermes.
- C'est vrai ce que dit Fernand, si tu abats Tête d'argent, ce sera ton centième loup ?

Le chasseur tire de sa veste un petit carnet, ôte, glissé dans le dos de la reliure en cuir noir, un mince crayon de mine, feuillette, avec milles précautions les pages jaunies par les années, s'arrête sur la lettre "L" .

- Non le centième, le dernier je l'ai abattu, il y a 12 ans, près du col de la Givrine. Une louve de vingt-sept kilos, celle-là tu ne peux pas me reprocher de l'avoir tué, elle était enragée.
- Oui mais les quatre-vingts dix-neuf autres , ne l'étaient pas. Je me demande parfois si ce n'est pas toi le plus enragé ?
- Il y a des jours, Claire, je regrette d'avoir épousé une femme de caractère.
- Moi je me suis marié avec un homme, un homme juste, sensible, aimant la nature, la respectant. Où est-il ? Tu es devenu, si dur, si entêté, tu es devenu un assassin de loups....
- Tu sais très bien pourquoi je hais les loups, coupa net Achille ». Claire, baisse un peu plus son regard sur son ouvrage de broderie, plisse ses lèvres tout en secouant la tête. Elle sait, Achille a la meilleur

Ils en ont déjà mille fois parlé, et malgré toutes les années passées, Achille n'a eu de cesse de traquer les loups, espérant retrouver un jour celui qui lui cause encore aujourd'hui tant de chagrin.
Claire a pardonné depuis longtemps à cet animal, bien que la blessure qu'il lui ait été faite, et qui reste à jamais ouverte dans son coeur..

Le soleil est déjà haut, quand Achille et Claire arrivent chez Albert et Alice, la table est dressée,les flammes crépitent dans la cheminée, se reflètent dans les boules et les guirlandes multicolores du grand sapin, blottit dans un coin de la pièce.Les deux hommes s'installent dans les deux fauteuils devant l'âtre, tandis que les femmes, dans la cuisine, terminent les préparatifs du repas.

«- Pierre n'est pas là, demande Claire à Alice
- Cette année il passe noël avec ses parents, ils ont un grand banquet au gîte, et puis il va les aider à servir, ils ont soixante couverts à servir, tu vois ils sont bien occupés Claire.
- Soixante couverts, ils ont bien du courage ! s'exclame Claire.»
«- Alors Achille, tu ne me parles pas du loup, ose dire timidement Albert
- Je l'ai vu, il y a un mois, mais depuis plus aucune apparition, juste quelques traces autour des pièges, répond le chasseur.
- Je sais pas où il est passé, mais aucun fermier n'a eu de bêtes attaqué, à croire qu'il s'est volatilisé
- Ho! Il est encore là, il reviendra, avec le froid, la neige, la faim doit le tenailler.
- Ce soir c'est pleine lune, et ils annoncent à la météo moins vingt.
- Oui l'hiver est rude cette année.
- Comment sais-tu que le loup va revenir, comment en es tu sur?
- Albert, ce matin j'ai entendu siffler la tuile* à loup.
- Arrête, y a que toi qui entends siffler les tuiles, enfin que les Lamattée, non ce que tu as entendu c'est e vent dans une tuile de ton toit qui est mal attachée.
- Douze ans, que je ne l'avais pas entendu, mais son sifflement, je le reconnaîtrais entre mille.
- Pour ça reconnaître les sifflements je te crois, d'ailleurs y a que toi qui ait une tuile à loup, personne ne croit plus à cette légende, tu sais ce que je pense, ce ne sont que des superstitions des histoires de vieilles femmes tout cela.
- Oui.. oui.. Albert.»

Achille tire une longue bouffée sur sa pipe tandis qu'Albert range ses feuilles à cigarettes et son paquet de tabac gris.
- Allez à table Messieurs lancent en choeur les deux épouses.
Tous prennent place autour de la grande table,après la prière, avalent la soupe aux légumes dans un silence religieux, puis attaquent à la dinde:
«- Tiens goûte moi ça Achille, ça c'est de la volaille comme on en fait plus, lâche la maîtresse de maison
- Humm elle est, heuuuuu!!
- Elle est comment’ Fais attention à ce que tu vas dire ?
- Elle est succulente dommage que ce soit qu'une fois par an, noël, mais le vin que fait ton homme est aussi très délicieux, il a jamais voulu me donner son secret de fabrication.
- Si je te le dis pardi, ce sera plus un secret, et puis ce vin, ça te fait une occasion de venir me voir avant noël, marmonne Albert.»

Dehors un brouillard givrant descend dans la nuit noire, le froid mord la neige, la rend dur comme de la pierre. Oscar, le chien de la ferme, un berger des Pyrénées, aboie depuis un long moment...
«- Mais qu'a t il donc ce chien à hurler de la sorte, tu devrais aller voir Albert, peste Alice.»

Le maître de maison enfile sa canadienne, attache un cache-nez autour de son coup, met son béret, glisse discrètement la laisse d'Oscar dans sa poche prend sa lampe torche. Une violente bourrasque de vent claque la porte derrière lui. Oscar aperçoit le faisceau lumineux et se tait :
- Qu' est ce que tu as vu, mon chien?
Le chien dodeline de la tête Albert fait le tour de la ferme, tout est normal. Puis il retourne vers Oscar, attache la laisse au collier du chien.
- Bon viens Oscar, ce soir, il fait trop froid tu dormiras à la maison et tant pis si je me fais gronder par la patronne.
Oscar ne se fait pas prier et aussitôt rentrer il se faufile et s'allonge sous la table. Alice regarde le berger des Pyrénées et s'adresse au chien:
- Va pour cette fois parce que c'est Noël, mais demain tu retournes dans la grange.
- Avec ce temps, vous n'allez pas repartir Claire, vous dormirez ici, dehors il gèle à pierre fendre, et un brouillard à couper au couteau emplit la nuit. Oscar arrête donc de gémir, dit Albert.»

Il se fait tard, chaque couple regagne sa chambre, se glisse dans les draps de toile bi, et la couverture en laine recouverte d'un gros édredon de plumes. Dehors la neige tombe à gros flocons, le vent souffle en rafales violentes. Dans la salle à manger Oscar, s' est rapproché du feu qui s'endort, de temps à autre, les gémissements du chien troublent le silence régnant dans la maison.

Autour des bols de café et de lait fumant, de la miche de pain,des tartines beurrées et du gros pot de confitures de fraises, Achille, Claire et Alice se sont assis.
«- Mais où est donc Albert ? Alice.
- Ha! Achille. C'est un Bonneval, et comme tous les Bonneval il sort dès le jour levé, faire le tour du propriétaire, de plus il est d'un humeur massacrante, Oscar n'a pas arrêté de gémir cette nuit.
- C'est vrai le vieil Amédée Bonneval, le père d'Albert, qui a travaillé au domaine jusqu'à la fin de sa vie était toujours le premier levé, confirme Claire.
- Tout de même il en met un temps à revenir s'inquiète Alice
- Tu devrais aller voir Achille s'empresse de dire Claire, tout en lui faisant une remontrance du regard.»

Achille remonte le col de son parka, s'avance prudemment dans la neige en passant devant le chartil, tapote le thermomètre avec son gant, moins vingt huit indique le mercure, tout est gelé, tout n'est que glaçon, s'approche de la grange d'où s'échappent des jurons
«- Non de Diou, de non de Diou.»
Achille pousse la porte...........

(à suivre) DUM Glossaire

Tavaillonneur* : Tavaillonneur ou tavillonneur (-Suisse-) : de tabella XIII° s. - : artisan spécialisé dans la fabrication et la pose de petits bardeaux de bois (épicéa, mélèze, châtaignier) destinés à couvrir les toits et protéger les façades des maisons et édifices, exposées au vent et à la pluie.

Scieur de long*: ouvrier qui était à la scie de tête,qui décidait de la largeur des planches que l'on devait découper dans les troncs d'arbres (Grume)

Charpentier à la petite cognée*: Au XIII° s., artisan qui exécutait les ouvrages de dimensions réduites tels que les coffres et les bancs destinés à l'aménagement des édifices

Charpentier à la grande cognée* : Au XIII° s., artisan qui fabriquait les pièces de charpente, les planchers et les structures à pans de bois, par opposition aux charpentiers de la petite cognée.

Grenier fort*: Petite maison située à proximité de la maison d'habitation et où l'on cachait autrefois les objets de valeur, ceci évitait qu'ils disparaissent dans l'incendie des maisons d'habitations ces dernières en bois brûlaient facilement à cause des feux de cheminées (on peut en voir notamment dans le Jura)

Un Gaucher* : Marque de réputée de fusil

Tuile à loup* dans certaines contrées montagneuses, on plaçait une tuile d'une certaine façon, et selon la légende celle-ci sous l'effet du vent sifflait et annonçait un hiver rude et l'arrivée des loups.

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D.Dumon